La poésie guerrière "icyíivugo": littérature de la violence?
Il s'agit d'un genre littéraire très prisé des Rwandais. Chaque Rwandais mâle, du temps de la monarchie, possédait son poème autopanégyrique tenu comme son véritable nom, qui était récité lors des manifestations populaires ou familiales. L'autopanégyrique raconte les faits guerriers présumés de l'auteur, aucune importance s'ils sont vrais ou faux. L'important c'est le caractère poétique de l'œuvre, sa longueur, et la façon dont il est déclamé. Selon A.COUPEZ et Th. KAMANZI[1] (1970, p.96-97) :
Icyiivugo, dérivé de +vúg- « parler » incluant le classificateur réfléchi et signifiant littéralement morceau où l'on parle de soi-même, autopanégyrique. On les cite en brandissant sa lance en hurlant à pleins poumons, comme pour impressionner l'ennemi.
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L'auteur se vante sans réserve d'exploits réels ou imaginaires, dont la convention du genre admet l'exagération.
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La partie proprement poétique du texte est suivie d'une autre, appelée ibigwi (dont le singulier ikigwi signifie lieu où l'on a tué), qui consiste en une énumération sèche et précise des victoires.
André COUPEZ et Thomas KAMANZI[2] (1962, p.9) :
La poésie guerrière porte le nom de -íivugo7/8, lequel dérive du verbe -vúg, parler, accompagné de l'infixe réfléchi. Il désigne proprement un morceau où l'on parle de soi-même ; selon le contexte, nous le traduisons par autopanégyrique ou hauts faits. Tout Rwanda a son autopanégyrique, qui lui est aussi personnel que son nom et peut éventuellement remplacer celui-ci. Il le déclame dans les veillées d'armes qui précèdent ou suivent le combat, et au combat quand il tue un ennemi. Les cadets à l'entraînement s'en servent pour s'encourager mutuellement dans leurs danses guerrières. Il figure également au programme des veillées récréatives. Le récitant se tient debout, bras levés, brandissant son arme si les circonstances s'y prêtent. Précipitant le débit à un rythme endiablé, il s'efforce d'émettre le plus de mots possible en une seule reprise de souffle, sans même respecter la délimitation normale des phrases. L'intonation descendante de la langue rwanda l'oblige à partir d'un registre très haut pour atteindre avec la limite de son souffle celle de l'abaissement tonal.
Ce genre de poésie est apprise dès l'enfance, et au courant d'une fête familiale, on peut être surpris qu'un enfant de 12 ans, lui aussi autorisé à déclamer ses hauts faits, déclame l'icyíivugo qu'il a appris par exemple à l'école (sans même le signaler, car le piratage est également admis dans ce genre de création) comme celui-ci :
Inshyikanya-ku-mubili[3] Ya rugema ahica Icumu lyera ikigembe Naliteye Umuhima kuli Gakirage ; Akirangamiye ubwiza Ndalimugabiza liramugasha Nk'ubukombe bw'intare Mbonye ko limubaga ndamushinyagulira Nti : « Aho si wowe wenyine, N'uw'i Bunyabungo Ni uko namugize |
Le Frappeur-de-coups-à-même-le-corps (race) du Viseur-aux-endroits-mortels La Javeline à la lame blanche Je l'ai projetée contre un Muhima, à Gakirage Tandis qu'il en admirait la beauté parfaite Moi je le livrai à sa merci et elle le dévora Tel un mâle de lion en pleine force Voyant qu'elle le dépeçait, je me moquai de lui En disant : « Eh bien ! Tu n'es pas le seul! Celui du Bunyabungo Je l'ai traité de la même façon. |
Cette violence verbale artistique ne dépasse pas le stade de la déclamation. Les faits n'ont pas besoin d'être réels et la composition peut également appartenir à quelqu'un d'autre. Du temps de la monarchie les ibyíivugo racontaient les faits qui s'étaient réellement passés et pour lesquels des distinctions honorifiques étaient donnés : celui qui avait tué 7 personnes recevait du Roi l'umudeénde « collier de la septaine », celui qui en avait tué 14 recevait l'Impotóre « la torsade » (bracelet de valeur), celui qui en avait tué 21, recevait la distinction suprême gucaana urutí « brûler le javelot », une cérémonie, au cours de laquelle le héros brûlait le bois de sa lance.
Aujourd'hui, ce genre poétique rangé dans la poésie guerrière par A. Coupez, existe toujours mais n'a pas la primeur qui lui était accordée à l'époque de la monarchie. Aucun Rwandais ne peut vous dire qu'il a un autopanégyrique personnel. Les autopanégyriques composés aujourd'hui ont été vidés de leur substance, notamment par la déclamation de faits de guerre fictifs, ou dont les contenus ne sont pas à proprement dire « guerriers ». En effet l'acte de tuer aujourd'hui constitue un crime qui est puni par la loi et l'on ne peut se targuer d'avoir tué quelqu'un en public, surtout quand c'est vrai. Le genre a été dévoyé de son objectif premier de raconter les faits d'armes. Il n'a pas perdu pour autant son caractère poétique ni son contenu de parler de soi. L'autopanégyrique aujoud'hui n'est plus une « ode guerrière ». Parmi les autopanégyriques, l'ode guerrière n'est plus qu'une fiction. Le genre a profondément changé, il a été transformé, tout en gardant les fonctions essentielles de parler de soi et la poéticité du texte.
Eugène Shimamungu
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(Tiré de Eugène Shimamungu, Analyse thématique de 3 chansons de Simon Bikindi, Rapport d'expertise présenté au TPIR, Oct. 2007)
[1] André Coupez et Thomas Kamanzi, 1970, Littérature de cour au Rwanda, Oxford, Oxford University Press.
[2] André Coupez et Thomas Kamanzi, 1962, Récits historiques rwanda, Tervuren, Musée royal de l'Afrique Centrale
[3] Alexis Kagame (1972, p.18-19), il a été impossible de reproduire les signes diacritiques du texte cité. J'ai volontairement inversé l'ordre d'apparition du texte en kinyarwanda et de la traduction.