Dans le chaudron du FPR, l'ex-Ministre des affaires étrangères Ndagijimana raconte son passage-éclair
Byumba, Août 1994
Dans le cadre de la campagne de pacification du pays commencée dès la mise en place des nouvelles institutions, le gouvernement poursuit ses déplacements dans les préfectures sous contrôle gouvernemental. Les cérémonies de Byumba ont lieu au stade préfectoral de Byumba, devant des milliers de paysans conduits de force de tous les coins de la préfecture et de Kigali rural. Rappelons que le territoire de Byumba était occupé par le mouvement rebelle depuis le début de la guerre en octobre 1990. C’est ce qui explique que la population de cette région a payé le prix fort des massacres perpétrés par les hommes de Paul Kagame durant toute cette période d’occupation.
Ce jour là dans le stade archicomble de Byumba, tout se passe comme au bon vieux temps du MRND. Les deux personnalités qui officient la cérémonie ne sont pas des inconnus : Valens Kajeguhakwa et Théoneste Lizinde, respectivement préfet de Byumba et sous-préfet de Byumba, avaient connu des déboires avec l’ancien régime de Habyarimana avant de rejoindre les troupes rebelles. Jadis si fiers, ces deux messieurs avaient été transformé en chauffeurs de salle au service de Kagame. Groupes d’animation, chants à la gloire des vainqueurs, slogans révolutionnaires façon FPR. Les chansons qui ont fait la gloire des thuriféraires du président Habyarimana étaient subitement remises à l’honneur. Sauf qu’en lieu et place du MRND, les animateurs s’égosillaient en chantant ARAPIEFU (RPF). J’échangeai un regard médusé avec certains de mes collègues des autres partis politiques étonnés comme moi de la tournure des événements. Au cours des différents conseils des ministres auxquels j’avais participé, le sujet concernant la propagande politique avait été tranché définitivement. Interdiction était faite aux partis politiques de se livrer à des campagnes politiques sous forme d’animation, de meeting ou de quelque autre forme de manifestation partisane publique. Et voilà qu’en réalité, le FPR avait pris une longueur d’avance considérable en créant et en organisant des ballets et des groupes d’animation chargés de vanter ses mérites auprès de la population. Pendant que nous étions occupés à retrouver nos repères dans un Kigali détruit, le FPR déployait sa logistique pour occuper le terrain politique derrière notre dos. Cela s’appelle de la trahison en politique. Je m’en ouvris à mon voisin de gauche, Patrick Mazimpaka, vice-président du FPR et ministre à la Présidence de la République.
« Pourquoi, lui demandé-je, le FPR ne respecte-t-il pas ses engagements ? » Pince sans rire, il se moqua gentiment de moi en me traitant de naïf. Sa formule avait à la fois quelque chose de méprisant et de condescendant. « Vous les rwandais du Rwanda, vous êtes aussi naïfs que les blancs, me fit-il remarquer. Vous croyez à la lettre tout ce qu’on vous dit ! ». Je lui rétorquais qu’une convention est un contrat et que sans respect de la parole donnée, rien de durable ne pouvait se construire. Patrick Mazimpaka ne me répondit plus. Les animateurs venaient d’exécuter leur dernière danse et mon voisin applaudissait à tout rompre. Qu’avais-je d’autre à lui demander ? Il venait de me traiter de « blanc », de naïf attaché à la parole donnée ! Au Rwanda en général, dire de quelqu’un qu’il se comporte comme un blanc peut signifier qu’il a un comportement civilisé. Mais venant d’un membre éminent du Front Patriotique Rwandais ayant grandi dans les camps de réfugiés, « être comme un blanc » apparaît comme l’injure suprême. Je n’ai jamais voulu savoir si mon collègue faisait exprès de me signifier de cette manière la suprématie politique de son parti, mais sa réponse quoique choquante, à première vue, m’ouvrit définitivement les yeux. Je compris enfin que notre soi-disant partenaire dans la reconstruction du pays entendait profiter des malheurs des rwandais pour mettre sur pied un nouveau régime sans partage dans lequel le FPR allait devenir un parti unique de fait, au nom et à la barbe de ses soi-disant partenaires. Je compris surtout que le FPR n’entendait pas respecter la parole donnée à ses partenaires du gouvernement. A l’intérieur de moi-même, j’avais envie de remercier Mazimpaka de m’avoir aussi frontalement ouvert les yeux. Lors des négociations de Paris en 1992, Patrick Mazimpaka m’avait laissé une bonne impression. Civil dans l’âme, il se dégageait de lui comme un air de déjà vu. Comme si nous nous connaissions depuis toujours. Ce n’était pas un rebelle froid et agressif comme les autres membres de sa délégation, mais un homme réfléchi et ouvert aux concessions constructives, sans nécessairement démordre de la logique développée par son mouvement. Intellectuel, il paraissait prêt à écouter son interlocuteur sans préjugés. Tout le contraire de Jacques Bihozagara par exemple. Ce jour là à Byumba, dans ce stade bondé, j’ai compris que les accords d’Arusha n’étaient plus qu’un prétexte pour tromper la vigilance de « ces blancs naïfs qui croient à tout ce que le FPR leur raconte ». J’ai surtout compris que la guerre inutile du FPR n’a été, dès le départ, qu’une succession de manipulations construites sur des principes si simples que le plus avisé des plus avisés avait pu succomber à la roublardise sympathique du Front Patriotique Rwandais. Et je n'échappais pas à la règle.
Ce jour d’août 1994, à Byumba, je me suis franchement demandé ce que je faisais dans cette galère où le mensonge et le cynisme servaient de boussole aux nouveaux maîtres du Pays.
Extrait de Ndagijimana, JMV, 2009, Paul Kagame a sacrifié les Tutsi, Editions Lapagaie, 164 pages. ISBN:978-2-916380-07-0. plus de renseignements sur ndagijimana.rmc.fr