La bombe ethnique: désidéologiser l'ethnicité rwandaise
Il sera difficile de convaincre les Rwandais de lâcher prise sur leur appartenance ethnique, il apparaît cependant qu'il s'agit d'une construction politique séculaire d'apartheid qui a divisé les Rwandais entre ceux qui croient être tombés du ciel (ibimanuka) ou nés pour régner (natus ad imperium) et d'autres qui croient, ou ont été amenés à croire qu'ils sont nés esclaves pour servir ad vitam aeternam. Voici le point de vue de l'historien Innocent Nsengimana (l'ouvrage ci-dessous peut-être commandé en ligne sur le site www.editions-sources-du-nil.fr):
Les appellations « hutu », « tutsi » et « twa » face au système clanique au Rwanda
Il est inconcevable d’envisager le système social rwandais en dehors de ses clans (Abazigaba, Abasinga, Abagesera, Abasindi…) et de ses groupes sociopolitiques « hutu », « tutsi » et « twa » dont ils sont l’ossature. Ils constituent les produits de son évolution au cours de son histoire.
La rencontre et la coexistence de ces deux éléments sur le territoire occupé par le Rwanda actuel ont créé un phénomène qui fut retenu dans l’historiographie rwandaise sous le nom de « multiethnicité des clans » ; plus explicitement, la présence dans un même clan de « Hutu », de « Tutsi » et de « Twa ». Même si plusieurs auteurs ont traité ledit phénomène, il faut noter qu’il reste toujours incompréhensible pour la plupart de Rwandais ou d’expatriés qui s’intéressent à l’histoire socio-politique du Rwanda.
La « multiethnicité des clans » renvoie à l’idée qu’au Rwanda, un seul clan peut être composé aussi bien d’« Abahutu », d’« Abatwa » que d’«Abatutsi ». Si je reprends ici cette expression ou cet adjectif « ethnique », cela ne signifie pas que je considère des appellations « hutu », « twa » et « tutsi » comme des « ethnies ». Ce positionement trouve ses raisons d’être dans les définitions que différents chercheurs réservent à ce mot « ethnie ». En effet, citant la définition donnée par P. Bonté et M. Izard, A. Nyagahene (1997, p.194) note :
« dans l’usage scientifique courant, le terme ‘ethnie’ désigne un ensemble linguistique, culturel et territorial d’une certaine taille, le terme de tribu étant généralement réservé à des groupes de plus faible dimension… »
Compte tenu de cette définition que A.Nyagahene (1997,p.195) place dans « une approche ‘substantiviste’ et ‘réifiante’, qui fait de l’ethnie une entité permanente », il est difficilement acceptable d’attribuer le concept d’ethnie aux trois groupes « Abahutu », « Abatwa » et « Abatutsi » ; on est plutôt porté à dire que les Rwandais constituent une seule ethnie composée de « Abahutu », de d’« Abatwa » et d’«Abatutsi ». On arrive à ce même constat quant on place ledit concept « dans une perspective historique, dynamique et interactionnelle... ». Les tenants de ce courant considèrent l’ethnie comme
« une ‘catégorie d’ascription’ dont la continuité dépend d’une codification constamment renouvelée des différences culturelles entre groupes humains en interaction. Plus récemment encore, toute une série de chercheurs africanistes, approfondissant cette dimension historique, ont pu attester comment les ethnies actuelles ne sont que le resultat d’une transformation et d’un remodelage effectués, à partir des éléments traditionnels, par les forces coloniales pour les simples besoins de leur cause… » (Antoine Nyagahene, 1997, p.196)
Rapportant les propos de J. L. Amselle, E. M’Bokolo, J.-P. Chrétien ou G. Prunier, Antoine Nyagahene (ibidem) écrit que « …les nouvelles terminologies correspondaient aux exigences d’encadrement administratif et idéologique de la colonisation ; il fallait organiser plus logiquement les populations conquises, ce qui aboutit à les fractionner et à les enfermer dans de nouvelles définitions ethniques désormais univoques et qui n’avaient plus rien à voir avec la situation d’avant …» Cet enfermement des populations, J.-L. Galabert (2012, p.158) parle quant à lui d’assignation, dans des catégories sociales créées ou pré-existantes a certainement caractérisé l’époque coloniale et a contribué à l’ethnisation des sociétés colonisées.
Le Rwanda n’a pas échappé à la règle et il faut dire que cet enfermement conduisant à l’ethnisation de l’époque coloniale était le prolongement de celui de l’époque précoloniale que les officiels de la dynastie « sindi-nyiginya » entretenaient sur le territoire occupé par le Rwanda actuel. Dans les deux cas, l’enfermement était nourri par différentes idéologies (naturaliste, hamitique…) transmises à travers des textes officiels, poèmes, proverbes, contes…
Toutefois, aucun de ces deux processus d’ethnisation (précolonial et colonial) n’est parvenu à faire des « Abahutu », « Abatwa » et « Abatutsi » trois « ethnies » différentes. Les trois groupes sont restés unis, culturellement, linquistiquement et ont gardé les mêmes mœurs ainsi que les mêmes croyances religieuses. Et puis, « l’interpénétration sur le plan de l’espace (distribution inextricable, enchevêtrement sur un même sol et même territoire ; habitat dispersé) » (A. Nyagahene, 1997, p.193) est restée vivace. De par toutes ces précédentes considérations, comme je l’ai mentionné plus haut, il me paraît inapproprié d’appliquer aux appellations « hutu », « twa » et « tutsi » le concept d’« ethnie ». C’est donc par souci de présenter les citations tirées des sources consultées que je reprends ici l’expression « multiethnicité des clans » ou alors l’adjectif « ethnique ».
Dans son livre précité, A. Nyagahene (1997, p.193), est revenu sur ce phénomène et a proposé une nouvelle démarche pour faciliter sa compréhension. Il s’agit de se défaire
« des anciennes idées évolutionnistes » qui « ont souvent considéré les différents échelons des groupes familiaux au cours de leur évolution comme ayant découlé formellemnet et automatiquement les uns des autres, les familles (restreintes ou étendues) se groupant pour donner naissance aux lignages (mineurs et majeurs), les lignages évoluant pour former des sous-clans et des clans, et enfin ces derniers évoluant eux-mêmes, vers un échelon supérieur qui est l’ethnie, toujours selon le schéma unilinéaire physiologique de cansanguinité parentale. Or…si même ces phénomènes ont joué, ils ne furent jamais, et cela à tous les niveaux, ni nécessaires ni déterminants. D’autres facteurs étrangers à la communauté du sang ou des ancêtres biologiques, liés notamment …à l’espace, à la conjoncture économique ou socio-politique, s’y sont rajoutés et ont également joué une importance considérable. Dès lors quand on met en ligne de compte ces considérations, il n’est plus étonnant de rencontrer des Bahutu, des Batutsi et des Batwa, considérés pourtant comme faisant partie des entités ethniques différentes, au sein des mêmes clans et des mêmes lignages. Il devient même possible de comprendre leur interpénétration sur le plan de l’espace… ».
Il faut changer également la procédure d’approche qui consiste à « ethniser » déjà dès le départ les clans. Les adeptes de cette approche partent de la répartition des « Abahutu », « Abatutsi » et « Abatwa » dans les clans pour considérer ceux ayant le plus grand nombre de hutu comme d’origine hutu et ceux possédant un grand nombre de tutsi comme d’origine tutsi. Ils expliquent la présence des Abahutu dans les clans d’origine tutsi et des Abatutsi dans les clans d’origine hutu surtout par les relations matrimoniales (régulières et irrégulières), le système de clientèle Ubuhake, les adoptions et assimilations et dans une certaine mesure par la mobilité spatiale et la toponymie des royaumes.
Tous ces derniers actes socio-politiques ont certainement contribué d’une façon ou d’une autre à la diversification des membres des clans. Ces actes socio-politiques pris comme déclencheurs sont nombreux et comme le note Marcel d’Hertefelt (cité par A. Nyagahene, 1997, p.220) « ne s’excluent pas mais ils sont complémentaires… ».
Cependant, Antoine Nyagahene qui a fait des recherches sur le terrain a rencontré des cas que lesdits actes n’expliquaient pas. Ceci l’a poussé à rechercher d’autres raisons explicatives en s’appuyant, non seulement sur le contenu même des clans, mais aussi sur leur mobilité dans l’espace.
Il a établi que l’insolubilité du phénomène de « multiethnicité des clans » était due au fait qu’il était mal posé. Les clans ne sont pas des créations des groupes Abahutu, Abatutsi et Abatwa dont ils sont antérieures. L’origine « ethnique » initiale des clans avancée par bon nombre d’anciens ethno-historiens n’est pas corroborée par les recherches sur le terrain réalisé par Antoine Nyagahene qui décrit comment les membres d’un même clan interrogés, s’attribuaient telle ou telle origine. Parlant des Abasindi, il écrit :
« …Là où il y a une bonne concentration de Batutsi Basindi, à Gitarama par exemple, les informateurs disent que ce clan de Basindi est d’origine tutsi, mais ceux de Byumba plus au nord, diront que ce même clan est plutôt d’origine Hutu parce que là la grande majorité des Basindi sont hutu. La même chose pour les Banyiginya, les bega, les Bagesera, les Basinga, les Batsobe, etc. …Tout dépendait de la région étudiée et des informateurs interrogés… » (Antoine Nyagahene, 1997, p.232)
L’origine « ethnique » inititiale des clans n’est pas donc fondée sur l’objectivité historique ; ce qui fait qu’elle ne peut pas servir de point de part vers la recherche de solution au phénomène de « multiethnicité des clans ». Toujours dans le souci de rechercher des hypothèses plus objectives, Antoine Nyagahene (1997, p.233) a analysé ses
« …données jusqu’au niveau des lignages et des familles pour observer leur distribution géographique ainsi que le processus de leur expansion depuis le lieu de départ supposé … jusqu’à l’arrivée dans leur résidence actuelle… »
La question posée était surtout de savoir comment les clans ou les lignages s’identifiaient lors de leur installation sur le territoire rwandais.
De par les informations reçues, il y a lieu de noter que pour les clans qui sont venus et qui se sont établis sur le territoire rwandais en provenance des contrées situées en dehors des limites que couvrent actuellement ledit territoire, ils y sont arrivés en n’étant ni hutu, ni tutsi, ni twa. C’est sur ce territoire (et sur celui du Burundi) que les clans et les lignages ont connu ces appellations qui, probablement sont apparues longtemps après l’installation de ceux-ci.
Cette assertion est en conformité avec les résultats des recherches qui ont été faites sur le système clanique et « ethnique » dans la zone interlacustre par Antoine Nyagahene (1997, p.235).:
« …le système clanique… constitue plutôt un phénomène régional (= région des Grands Lacs). Il se retrouve, non seulement au Rwanda, mais aussi dans le Bunyoro, l’Ankole, le Ndorwa, le Karagwe-Buhaya, le Buha, le Burundi, le Bushi, le Buhavu etc., régions dans lesquelles la plupart des groupes claniques rwandais ont pérégriné avant de se retrouver dans leur résidence actuelle. Par contre, le système ethnique tel qu’on le trouve au Rwanda, consistant en un ‘tryptique’ Hutu-Tutsi-Twa ne se rencontre qu’au Rwanda exclusivement (et au Burundi). C’est un phénomène purement rwandais (phénomène partagé avec le Burundi)… Ces clans rwandais, à leur arrivée, ne connaissaient pas du tout eux-mêmes le système ethnique. En d’autres mots, ils sont arrivés –du moins pour ceux formés à l’extérieur de l’espace actuellement appelé Rwanda- en tant que Abasindi, Abaha, Abega, Abasita, etc. et non en tant que Abahutu, Abatutsi ou Abatwa »
Antoine Nyagahene ( 1997, p.236) aboutit à la conclusion suivante :
« …Dans l’explication du caractère multiethnique des clans rwandais, il ne serait ainsi plus question de se demander si tel groupe ou telle famille d’Abagesera, d’Abazigaba, d’Abasindi par exemple était au départ Hutu, Tutsi ou Twa puisque la réalité clanique est plutôt première sur la réalité ethnique... »
Comment alors expliquer le caractère « multiethnique des clans » rwandais ?
A une époque donnée du processus de formation du peuplement rwandais, … les clans se sont formés et ont évolué en dehors du contexte ethnique… et ce fut alors plus tard que les diverses ‘ethnies’ Hutu-Tutsi- Twa ont progressivement vu le jour. Ainsi, au sein des clans tels que Abasinga, Abasindi, Abanyiginya, Abega, etc. quelques groupes se sont progressivement individualisés et identifiés -ou leurs voisins les ont identifiés- comme Hutu-Tutsi ou Twa selon les mécanismes dynamiques en jeu dans ces sociétés … qui étaient sans doute en relation avec les structures économiques (agriculture, pastoralisme, chasse, pêche, forge, professions magico-religieuses…), matrimoniales, socio-politiques, etc. A cela, il faut ajouter d’autres événements naturels qui n’ont pas manqué de jouer leur influence comme les famines, les guerres, les conflits inter ou intra-claniques, etc. » (Antoine Nyagahene, 1997,p.236 )
De ce qui précède, il convient de noter que les appellations « tutsi », « hutu », « twa » ont trouvé sur place des subdivisions claniques comme Abasindi, Abazigaba, Abasinga, Abagesera, Abacyaba, Abakono, Ababanda, etc. au sein desquels des groupes spécialisés dans telle ou telle activité s’étaient déjà formés. Comme ces nouvelles appellations représentaient des catégories sociales ou des classes sociales dans l’organisation sociopolitique, les membres des clans se sont retrouvés répartis dans ces nouvelles catégories suivant les activités qu’ils accomplissaient.
Ceci expliquerait la présence dans un même clan des trois catégories sociales (l’on a un umusindi w’umututsi, un umusindi w’umuhutu et un umusindi w’umutwa). Les clans sont antérieurs à ces trois catégories, ce qui peut expliquer aussi la primauté sociale dont ils ont continué de jouir dans la vie quotidienne du Rwandais par rapport aux appellations « tutsi », « hutu », « twa ».
De ce qui précède, il convient de conclure que Abatwa, Abatutsi et Abahutu n’ont pas constitué l’ensemble d’Abanyarwanda ; c’est plutôt à partir de cet ensemble déjà constitué de clans ou de lignages[1] qu’ils se sont formés.
[1] Certains clans ou lignages ont précédé ou participé à la création de l’entité territoriale qui deviendra le royaume du Rwanda (Abasindi, Abazigaba, Abagesera, etc.) ; d’autres sont venus y habiter au cours des années qui ont suivi cette création et se sont intégrés dans les structures claniques et en se répartissant dans les groupes Abatwa, Abatutsi et Abahutu déjà existants. Le lignage Abahabwa duquel provient A. KAGAME constitue un exemple à cette dernière situation.